Nous ne sommes dans l’œuvre de Linda ni dans un besoin de vérification ni d’authentification.

Nous sommes dans six cents relations humaines, vivantes, réelles, entre l’espace inaliénable de la feuille, le livre de la bête rampante, Mein kampf, et le temps sensible que les créateurs lui offrent en l’étouffant sous la beauté de leur projection créatrice. Le lieu est celui de la mise en œuvre du travail, le seizième de Folio nazi - nazi; le temps est celui de la mise à l’épreuve. Le plus souvent, de façon très sensible, ce temps de production est court.

Sentiment de devoir immédiat et production surprenante dans ce mélange de symbolisme obligé eu égard au temps que les participants se donnent et au travail graphique réalisé sur le support lui-même avant que de calligraphier, d’écrire. Nous nous sentons “autoriser à” , “nous avons autorité sur”, plus que “nous avons le devoir de”. C’est cette qualité empathique propre à Aile ( est le pseudonyme de Linda Ellia ) qui rend cette probabilité créatrice une réalité.

Une chair écrite, décrite, inscrite, lisible de l’ expérience, de l’ énergie, de la vision à l’œuvre participe de la mémoire à laquelle les invités provoqués, adhèrent. Les personnes physiques n’imprègnent pas de leur corps la toile comme certains monochromes de Klein; mais la toile figure la pensée humaine : sa capacité à l’expiration, puis à l’inspiration trans-forme la feuille écrite. La page transpire, demande la présence d’un corps, ne le nie ni ne l’efface, transmet la mémoire tant abusée, indignée, gesticulée; appropriée, défaite de la victoire expressionniste qu’elle dessinait, resurgit comme par miracle dans la création de Aile : Hier, gibt es kein “warum”! pour reprendre la réponse du capo d’Auschwitz à Primo Lévy. Aile sollicite “ein warum”.

Notre combat signifierait donc qu’Ici tout est Pourquoi .
Aile est transe. transe-mission.
 

Comme toute cette génération de plasticiens “installateurs” producteurs d’intimes visibles, de projections personnelles pudiques ou non, Aile enquête, s’entretient avec, plus qu’elle n’introspecte, sachant donner à sa réalisation plastique la part de géométrie cohérente; la mesure vient de bien plus loin qu’il n’y parait. Elle est traduite et visible dans le choix minutieux du format des pages qu’elles donnent aux participants. Chacun sa page, chacun son morceau du vase.

Elle est mesure par la contrainte, telle la nervosité gauchère d’une mine de plomb de Cy Twombly cherchant une expression analogique et mythologique, telle l’élève qui éprouve ses premiers gestes d’écriture. Intense et difficile liberté de la création où la densité douloureuse de cette mémoire des corps imaginaires qui nous hantent de bien plus loin que les camps d’extermination. Il faut tant d’ampathie entre l’artiste et ses populations pour que sur le papier limité elles se sentent autorisée à produire ce qui alors était insaisissable, peut-être même indicible. La sensibilité devient lisible puis visible – ce qui était séparation tels les morceaux d’un vase brisé d’Anselm Kiefer interprétant dans la chapelle de la salle Pétrière la kabale de rabi Louria de Safed, redevient représentation, concept, unité. Exposer les confidences de Rainer Maria Rilke à Rodin aux yeux et aux oreilles du monde, rendre universel l’intime, en évitant de faire une mémoire ossuaire, des reliques sacralisées, univoques. Non, la voix physique est là.

Elle unit ce qui devait l’être. Le témoignage, je devrai dire, nos témoignages en tant que concept esthétique.
Douleur, Dolorès, Lilith, allons voir, comme dans un livre intelligent de Jean-Pierre Vernant, dans l’être sexué s’il y a plus de parcelles d’hommes ou de femmes, plus d’humanité, plus de bestialité? Qui se cache derrière le masque du monstre qui est moi ou pas ? Initiation interdite, fait culturel caché. Je regarde dans les yeux du masque de la Gorgonne si je peux me voir et si cette capacité à voir le monstre me fait l’accepter, m’accepter, me rend tolérant.

Aile n’a pas la prétention de devenir l’intime universel de tous les êtres humains luttant contre toute forme de tyrannie. Elle a la douce inconscience de l’engagement résistant. “Sans comment, comment taire? ”. Sans pourquoi, pas d’humanité. Aucun hermétisme. La mémoire c’est la somme, l’agrégation, l’accumulation, tels six millions de nombres éparpillés.

On dit souvent, il faut du recul sur les évènements. Ce qui peut se vérifier dans l’art. Avec le témoignage, et particulièrement celui de la Shoah, sans distinction sociale, ethnique, économique, religieuse de la part des artistes, Linda nous montre, nous démontre que nous avançons par rapport à l’objet concerné. Nous ne pouvons aller en arrière, reculer. Nous nous distançons de l’objet, nous progressons, nous nous élevons. Nous ne nous éloignons pas de l’objet, du tableau, de l’installation. Au sens premier, la mémoire s’installe, se fixe, se fige, jamais ne se glace. Nous nous retrouvons dans des conditions enveloppantes, environnementales, tel le landart.

Mais, il est dès lors intéressant de redéfinir la notion de “prendre du recul” face à face avec le combat de Linda. Nous y voyons des choix de supports, des qualités graphiques, calligraphiques, avec ou sans ligne, tel le fond noir du Christ blanc de Zurabaran. Ici, l’intérieur est de mise en “Œuvre”. Ici, l’intérieur n’est surtout pas une introspection mystique. L’intérieur, c’est la résonnance des souvenirs dévoilés qui font contrepoint à la fugue de nos pas, les parfums des vieilles pages comme pour rappeler l’amertume de la mort, le chemin imprescriptible que tout à chacun entreprend pour ne pas se vider de toute substance. Aile donne de la substance à voir.

Quant au “lisible” ? le crayon, le stylo, la plume, le pinceau, le tissus, la trace, la pluralité, une mèche de cheveux (quoi de plus sacré, personnel, insoutenable, intimisant qu’une mèche de cheveux dans ce contexte), une étoile décousue d’un manteau piteux, l’élégance, aucune désinvolture, une concentration sur le trait et l’instant d’écrire....la soumission totale anti-tyranique. La belle ambigüité qui joint la pierre sèche et la pierre humide pour en faire une étincelle, le courant d’air froid au chaud pour créer l’énergie du vent. Bien sûr, toute accumulation n’est pas une œuvre, quoi que Pourquoi pas. Le monde est né complexe. Qu’en dire? Peut on envisager une réalisation conceptuelle sans concept que l’on qualifierait de “global” ? de vision polysémique du monde (j’ai failli dire polysémite, la racine n’est-elle pas la même ? Prêcher l’amour n’est-il pas un acte, une vision politique, un combat pour soi même et les autres ?

Imaginons Linda, prenant en voiture des inconnus, de préférence la nuit, des artistes parfois, leur demandant sur une page de l’Histoire conceptualisée, scientifique, de la déshumanisation, de créer. Aile même ne sait plus la pertinente différence entre la création et le témoignage.

Quant au livre ? Il apparait comme finalement un essai “raisonné, numéroté” et on apprécie la force du mot “numéroté”, à la fois un “mémoire esthétique”, une représentation de témoignages auquel en demandant un support créé au participant; on pourrait même dire qu’Aile réalise le premier essai esthétique sociologique. La population (celle concernée par les sondages) se reconnait alors dans une démarche de création et non plus dans une appartenance à une catégorie x ou y de la nation. C’est l’unité du sujet qui crée l’opportunité du rassemblement pour une motivation créatrice et non un œcuménisme de la culpabilité.

Ce qui différencie LL de la démarche particulière de Sophie Calle ou d’ Annette Méssinger, c’est qu’elle définit “notre combat” à partir du moment où la somme des individus concernés s’offrent où sont sollicités pour écrire, réaliser, mettre en “oeuvre” leur mémoire essentielle ou virtuelle. On pourrait alors parler de l’intime conviction de l’artiste, et surtout de l’intime témoignage du donateur. Nous vivons bien dans l’incarnation, dans l’estimation au sens propre de l’estime”, sans ossuaire, sans aplatir lhorreur, sans dimensionner le monstre. On peut rapprocher cette démarche des “séries”, de la même façon que l’on regroupe des fioles chimiques par couleur, nature du liquide, armoires, qualité et forme du verre utilisé, le type d’armoire, l’organisation du rangement.


D’aucuns en ont fait des installations formelles et “formolisées” ou bien dans un autre style plus proche de nous, une bibliothèque de Buren. Mais ici, ce ne sont pas des numéros tatoués sur des bras et encore moins une empilation d’étoiles affublés d’un “juden” infâme, c’est l’humain redevenu pilier de l’humanité qui s'expose dans autant d’œuvres improbables, de surprises, de matériaux que l’on n’attendait pas.

Il ne s’agit pas d’un travail “libre” au sens premier du terme. La légèreté apparente de Linda est un atout, un effet de la méthode, un outil. Cette conception de la communication du corps, de la bienveillance du sourire et de la mise en scène naturelle de Linda, peut révéler un côté “chasse, traque” à la sortie d’un café pour saisir une population d’écrivains, ou proposer de faire le taxi. Cette démarche risquée que l’on pourrait pompeusement appeler socio-esthétique reste tout à fait prégnante et novatrice.

Après tout, on pourrait parfaitement définir des créateurs potentiels en fonction de statistiques nationales par “métier, sexe, sympathie politique, religions” définir un thème et partir à la chasse à la création individuelle. C’est pour cette raison, que le livre devient un élément “définitif” indispensable. A la terrasse du café où nous nous entretenions, Aile me rappelait qu’elle devait absolument faire “un livre” de cette exposition, puis elle s’est reprise et m’a dit, je vais exposer “notre livre”. Comme dans ces cas le devoir est un vocable appréciable et ouvert ! Nous ne sommes donc dans le recueil, mais dans cette nouvelle optique du catalogue “raisonné”, à l’exception prête qu’il s’agit ici d’une polygraphie et non d’une monographie. Et c’est en quoi, le livre est l‘élément-clé du sondage de création de Linda. Je me souviens d’une longue discussion avec maître Calmels sur la vente du fond André Breton.

J’ étais courroucé, la connaissant bien son mari et elle-même, gens de passion, de grande culture, d’un amour incroyable pour la peinture moderne” et la littérature, j’étais donc ulcéré par les propos des critiques et journalistes des grands médias criant “Au scandale”, ignorant par la même les volontés holographes et datées du grand homme, sa vocation universelle qui le rapprocherait des frères Goncourt, ennemis jurés des musées.

Ignorants également, ils l’étaient, ne connaissant pas le travail exceptionnel, unique, jamais réalisé par aucun musée ou aucune bibliothèque, le catalogue (3 ans de préparation - papier 5 tomes et dvd pédagogique) réalisé par Laurence Calmels et son équipe, démarche préliminaire à tout acte de vente, faisant de cet outil, un véritable catalogue, une série de livres uniques qui servira longtemps de référence. Sans la production remarquable de ce “livre-catalogue” qui dépassait son rôle d’outil de vente, qui se souciait de la réunion des cellules artistiques du pape du surréalisme, Aile me semble participer de cette démarche.

Oui, traiter de la Shoah, peut, peut-être semblé “usé” et même “usant”, abusif, honteux dans la mesure où tout travail mérite salaire. Il n’en reste pas moins vrai que par la forme choisie par notre artiste, (je dis bien la forme et rien que la forme) nous sommes face à une phénoménologie de l’art (on ne peut escamoter l’aspect éthique du contenu) qui dépasse le fait politique, la guerre, l’extermination, la famine, le fait religieux, l’Homme est sur terre pour créer.
Nous sommes bien dans l’homo estheticus qui cherche entre les lignes une définition de la nudité, de l’immédiat, du corps. Je le nommerai : Art corps. Il définit une mise en œuvre des populations à produire. En cela il devient spirituel. Je ne connais pas de plus indispensable performance.

Cy Daemon