Yves m’a donné cette page. Je ne voulais rien coller de moi sur elle, je voulais déchirer le papier pour qu’il laisse entrevoir mon image : la nuit, une étoile.

J’aurais écrit sur le noir de la nuit : « Pour Esther qui survécut cachée sous le nom d’Estelle » (Esther est une amie, elle vit à Tel-Aviv, nous publions chez la même éditrice). Mais Yves faisait la moue. Il croyait que je pouvais faire mieux, une image plus forte. Pas sûr. Le support est comme un aimant. Il peut s’attirer mes déchirures, il peut aussi repousser tout ce que je lui propose. Ce support-là est repoussant, répugnant, difficile à toucher, même. Il fallait que je le désaimante, que je le griffe, que j’arrache du papier chacun de ces mots, que je les fasse apparaître pour ce qu’ils étaient : rien de plus qu’une vague bouillie de mots racoleurs et de phrases creuses.

J’ai décollé, collé, pelé, brouillé. Si l’on brosse la pierre tendre, il reste les aspérités que fait un grain plus dur. Deux mots accolés résistaient tandis que s’effaçait le fatras de phrases boursouflées : « l’Etat raciste ». Le texte se résumait à cela. Le reste était de l’emballage. Un image est venue se mettre en place. Une foule d’enfants noirs qui agitaient les bras dans un geste d’appel. Leurs bras faisaient comme des algues, surtout à l’envers. Mais le support continuait à me résister. Je collais sur les marges, le centre restait hideux, repoussant. Même saccagé, ce texte, je ne pouvais pas le décorer, je ne pouvais pas l’illustrer, je ne pouvais que le cacher et sur la rhétorique de la haine placarder le silence.

Maintenant que le collage est terminé, je le regarde et je dis : il se passe quelque chose de terrible. L’Homme ne dispose que d’un seul et pauvre rictus pour exprimer la souffrance des victimes et la cruauté de l’assassin. Il ne dispose que d’un seul pauvre vocabulaire pour exprimer la fraternité des justes et la férocité des bourreaux. Il ne dispose que de quelques pauvres couleurs pour dire toutes ses émotions et les nazis m’ont volé le brun, le rouge et le noir comme d’autres aujourd’hui me volent le bleu, le blanc, le rouge. Une bataille fait rage : celle des signes. Chaque mot peut se retourner contre moi, chaque image, chaque nuance de l’arc-en-ciel. D’aucuns s’imaginent qu’il suffit d’enchaîner les mots et les signes pour en forcer le sens. Mais si c’était si simple, les discours pétrifiés nous suffiraient, il n’y aurait plus besoin d’art, nous n’aurions plus à lutter, il n’y aurait plus de pièges, il n’y aurait pas non plus de poésie.

Marie C.